Extrait du Surveillant

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J'ai tout loisir de contempler le mur. Je n'ai pas le droit de le laisser sans surveillance. Le nouveau chef, lui, croit que tout dépend de ce bout de rempart en ruine. Alors qu'en fait, tout repose sur moi, c'est évident. Qui surveille le mur ? Qui est toujours là ? Qui prévient les dangers ? Qui est continuellement paré à faire face à l'ennemi ? Qui attend ce qui peut arriver ? Qui est sans cesse sur le qui-vive pour qu'aucun incident ne se produise ? Qui, sinon moi ? Enlevez le surveillant et le mur ne sert à rien. Oh ! je sais, le supérieur actuel a la réplique facile à cet argument: "Enlevez le mur, dit-il, et le surveillant devient inutile." Piège logique classique auquel il aime nous prendre. Il ne faut pas s'y laisser entraîner. Voilà pourquoi je ne discute pas avec lui. J'ai ma petite idée et je la garde pour moi. Ou je la confie au mur, on peut se fier à lui, il connaît l'art de se taire (c'est ça la sagesse).
Le chef du moment, pour sa part, n'aime guère le silence. Aussi mon laconisme lui semble-t-il un signe d'hypocrisie. Il déteste le mystère. Il a toujours vécu, prétend-il, dans la clarté. Il contrôle le service de garde huit fois par jour maintenant. Il me reproche toutes sortes de vétilles: comme par exemple de chanter à l'ouvrage (c'est interdit) ou d'oublier d'enterrer mes déchets (c'est la consigne). Que voulez-vous, quand on travaille, on ne peut pas penser à tout. Une fois, il m'a surpris à rire sous cape, pour rien. Je devais rêver à quelque chose. Or, je dérogeais par là au règlement. Je ne prenais pas mon travail au sérieux. Il me semonça et me menace de mise à pied. "Premier et dernier avertissement", affirma-t-il catégoriquement.

Depuis ce petit relâchement de ma part, le commandant a redoublé à mon égard les actes de contrôle. Il m'épie constamment de sa guérite avec ses lunettes d'approche. Il a même posté un certain nombre de collègues dans des endroits variés pour ficher mon comportement et dresser un rapport. Il croit sans doute que je ne m'en suis pas aperçu, mais je suis moins niais qu'il ne le pense.
De temps à autre d'ailleurs, il surgit à l'improviste pour vérifier si je remplis mon devoir à la perfection et pour m'éprouver. Ainsi, un soir, à l'heure équivoque du crépuscule (et il a choisi ce moment intentionnellement), il vint du quartier général accompagné d'un homme en civil. Je les ai tout de suite très bien repérés tous les deux, malgré les problèmes de mirage et de vision à ce moment-seuil de la journée. "Qui vive ?" dis-je aussitôt, selon les ordres stricts. "C'est moi, Pim, ton frère", répondit la personne déguisée."Qui vive ?" répétai-je. "C'est moi, ton frère, insista l'autre, je viens te rendre visite." J'avais bien vu le jeu. Le chef l'avait sans doute enjoint de ne pas dire expressément le mot de passe, voire ne lui avait pas du tout parlé de son existence et de son importance. Comme ça, méchamment, et juste pour voir ce qui allait se passer, pour mesurer mes capacités. J'actionnai le chien de mon fusil avec fracas, pour que le faux frère comprît, et je mis en joue, le doigt sur la détente. "Identifiez-vous ! hurlai-je en guise d'ultimatum, ou je tire." Il y eut un long silence. Dans le champ restreint de mon point de mire, l'homme continuait d'avancer. J'avais envie de lui conseiller de rebrousser chemin. J'ai pensé, même, blaguer un moment. Mais le supérieur, à l'écart sur la droite, surveillait la scène. L'étranger qui l'accompagnait parla: "C'est moi, Pim, ton frère, dit-il, je t'apporte un cadeau de la famille et aussi de quoi manger." J'ai failli m'attendrir. Il arrive qu'on finisse par se laisser aller et qu'on se surprenne à penser. Il faut éviter ça. Rien n'empêche cependant de conserver une certaine dignité. Il suffit de fermer les yeux sur quelques petites choses. Et d'accomplir son métier consciencieusement. De toute façon, pendant que je travaille, je ne peux pas penser. Le problème se règle tout seul. Je n'ai pas le droit de laisser mon mur en menace. Je n'ai pas le droit de croire que tout ce sable m'est étranger et ne fait pas partie de ma peau. Ce soir-là, j'entendis le crissement des pas de celui qui se prétendait mon frère. Je distinguais plus ou moins son corps tendu dans le troublant clair-obscur du crépuscule. Je sentais mes veines battre à mes tempes, mes épaules se détendre, mes jambes fléchir, tout mon être se ramollir. C'est absurde, me dis-je. Je tremblais. Mais soudain, je devinai la tache noire du commandant au bout de mon regard. Alors tout se redressa brusquement. Mon souffle doubla d'ardeur, mon dos se raidit, mon oeil se durcit et mon doigt se crispa sur la détente. Un bruit sec et sifflant venait de secouer la sombre tranquillité du mur et l'innocence du couchant. Le coup fut si rapide que je ne l'entendis qu'en imagination et sans y croire vraiment. La silhouette du civil se tordit et s'écroula dans un vacarme de gamelles. l'ai compris que je venais de produire là un geste héroïque. Rien à signaler, chef. Tout est dans l'ordre, chef. Je n'ai pas eu à dîner ce soir-là.