Extrait de L'Univers de Jean Paul Lemieux

essai

Un spectateur russe a pu écrire que Lemieux était une découverte bienfaisante pour l'humanité. On ne peut pas imaginer meilleure réception de la peinture de cet artiste. Et il est vrai, comme on l'a vu, que ses figures, parce qu'elles suscitent en nous divers degrés de compassion, tendent à nous rendre meilleurs. Lemieux était convaincu que l'art constituait une force vitale dans une société. Son but déclaré était, d'ailleurs, de "continuer l'œuvre civilisatrice de l'art dans le monde". ("Réflexions sur l'art, L'Evénement-journal, 17 déc. 1978, Supplément, p. 18)

L'œuvre d'art ne fait pas que proposer à la société de simples synthèses figuratives de ses certitudes antérieures: elle lui dessine souvent les matrices de nouvelles données. La peinture de Lemieux va dans ce sens: contrairement aux apparences, elle est plus prospective que passéiste. Le peintre retourne, certes, à hier mais pour réactiver dans l'aujourd'hui des valeurs endormies, sonner l'alarme sur ce qui ne va pas et suggérer des façons d'être inédites. Voilà bien pourquoi il a pu insister en divers termes, après nombre de théoriciens de l'esthétique, sur la profonde moralité de l'art.

C'est dire qu'on ne peut pas éclairer l'art de ce peintre uniquement par une tradition nationale. Le contexte historique, social et politique n'explique pas son œuvre dans sa totalité. Lemieux n'est pas le reflet rigoureux et amoindri des réalités de son temps. Il en prend plutôt fréquemment la contrepartie, il dépasse ces réalités pour soulever des questions plus larges et mettre au jour des valeurs de remplacement.
(…)

Au fil de ces petites analyses, qui sont plutôt, on l'aura compris, des exercices d'émoi devant les tableaux, on a tenté de faire justement ressortir la moralité d'un art. A travers la problématique générale de l'espace-temps, du corps et de l'autre, on a essayé d'examiner les rapports que cette peinture entretenait avec le monde et l'humain. Les interrogations, venues des tableaux eux-mêmes, et auxquelles on a tenté de répondre tant bien que mal, étaient simples: quelle perception se fait Lemieux des lieux, des éléments, des horizons, des distances, de l'ailleurs ? Quel rapport au temps se développe à travers le passé, le futur, le présent ou encore les saisons, les moments du jour ou de la nuit, le vieillissement, la mort ? Quel au-delà du sensible suggère-t-on ? Qu'est-ce qui mobilise la rêverie ou, au contraire, la refroidit ? qu'est l'autre et que sont les autres ? Qu'est-ce qui importe face à autrui ? Quel rapport au groupe s'instaure, que ce soit dans les activités qui sollicitent l'imaginaire, dans les formes de regroupement ou dans les gestes de désolidarisation ? Comment le désir s'inscrit-il ? quelle dynamique préside à son jeu ? Qu'est-ce qui est allégué ou refusé d'une culture, qu'est-ce qui est évoqué, critiqué ou passé sous silence ? Bref, quelle image de l'humain se construit au fil des œuvres ?
(…)

Lemieux rappelle avec insistance la subjectivité de l'œuvre, mais aussi aborde le thème de la subjectivité dans l'œuvre. La peinture, à la fois, réfléchit le sujet peignant, construit un sujet, et propose un effet sujet. Dans l'imaginaire de ce peintre, le tableau est tout entier le discours du sujet. Et cette peinture est plus particulièrement habitée et traversée, de part en part, par un type de sujet: le sujet comme passion. C'est ce sujet-passion qui s'y énonce, s'y disperse, s'y donne, s'y retient, s'y répète, mais aussi subvertit, détruit, reconstruit et qui aide le profane à structurer son univers subjectif et culturel.

D'une image à l'autre, on voit ainsi se tracer les configurations passionnelles d'une œuvre, d'un discours, d'un sujet. Qui plus est, l'œuvre de Lemieux effectue un travail de redéfinition des catégories passionnelles, travail par lequel on mesure les grands explorateurs de la subjectivité: le sujet passionnel qui le préoccupe avant tout, on l'a vu, c'est le sujet mélancolique. Le peintre a revalorisé la mélancolie comme passion positive, source de profit symbolique, à la condition que le désespoir qui la fonde débouche sur un salut esthétique, à la condition que le sujet ne s'effondre pas dans l'apathie et que son engagement soit relancé par la dépression qu'il traverse.

A un moment où on clamait la mort de l'humanisme et celle du sujet, voici un artiste qui se levait et osait dire le contraire. Oui, cette œuvre est bienfaisante pour l'humanité, ne serait-ce encore que parce qu'elle l'empêche d'être aveugle. La peinture de Lemieux a surmonté la crise des valeurs figuratives, qui n'était qu'un reflet d'une crise plus grave, celle de l'humanisme.
(…)

Et il effectue cette révolution tranquille en peinture par le maintien d'une simple contrainte, la figuration, qu'il renouvelle en profondeur. Il a, de cette façon, opéré un dépassement critique des deux tendances plastiques qui ont prévalu dans le siècle: l'expressionnisme spontanéiste qui a débouché, au Québec, sur l'automatisme, de type Riopelle, et les démarches cézaniennes et post-cubistes plus rationnelles, de type Mondrian.