LE LIT DES AUTRES

Posés sur le rebord d’une fenêtre ouverte à l’étage d’un immeuble voisin, deux oreillers blancs s’aèrent dans le soleil matinal. Que de variantes de cette petite scène paisible M. Trot, professeur d’anthropologie culturelle à l’Université Laval, a pu observer au fil de ses pérégrinations à travers le monde ! Parfois, c’est un traversin qui s’arque comme un boudin blanc géant, parfois un drap déroulé sur la balustrade d’un balcon ou étendu sur une corde tel un drapeau multicolore de quelque contrée imaginaire. On pavoise pour fêter Hypnos.
Voici, ainsi offerte, la chambre des autres, chasse gardée de la vie intime. Il y a quelques siècles, on y recevait, on y brassait des affaires, c’était un espace public. De nos jours, quand le professeur Trot est invité chez des gens, il cherche souvent quelque prétexte pour visiter ce lieu devenu ultraprivé, mais c’est le plus inaccessible et il se fait généralement rabrouer. On le considère même un peu pervers si on le surprend à rêvasser au seuil d’une chambre alors qu’il avait demandé les toilettes. Pourtant, on n’hésite pas à exhiber ainsi en façade, à la rue, au grand jour, le plus secret de cette intimité : la literie. Exposées à tout venant, ses entrailles pendent, telle une invitation langoureuse, et le professeur Trot se réjouit de ce spectacle. Le dedans se voit porté au dehors. Cette ouverture sur la chambre des autres lui est comme un appel à rêver sur le lit. Sort-on les oreillers pour sécher les larmes qui y ont coulé dans la nuit ? Cherche-t-on à chasser les démons du noir, à évaporer les sueurs de l’amour, à disperser les rêves par-dessus bord, à effacer les confidences ? C’est en tout cas un geste apaisant comme si quelqu’un d’invisible était en train de veiller sur la chambre. Geste de bonne, geste de chambellan, geste de ministre des affaires privées.
Ces oreillers publics disent que les occupants sont levés, qu’ils ont quitté cet espace nocturne, voire peut-être le domicile, pour le travail, le souci du jour, la course contre la montre.
Le professeur Trot imagine très bien le lit défait, le matelas déplacé, l’alaise replacée, les draps changés. Une grande armoire bâille sur une pile de draps et de taies propres, bien rangés, classés par couleur et par taille sur les étagères. Ce rangement lui rappelle le plaisir de plier les draps à deux, d’apparier les angles, de choisir le bon sens du pliage, de faire basculer et vaguer le tissu, de l’étirer pour le défroisser, de porter enfin son bout aux mains de l’autre. On ne repasse plus la literie. On ne l’amidonne plus. Les victoires du sens pratique font qu’on consacre de moins en moins de temps aux alentours de ce locus amoenus. Et le professeur Trot ne sait trop s’il doit le déplorer ou s’en réjouir. (…)