Extraits d'Epreuves

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Mode d'emploi

Être humain. Tous usages. Tenir au sec et au frais. Craint le gel. Ne pas secouer. Ne pas brocher ni plier. Presser doucement. Porter des gants. Laisser agir. Ne pas percer, ni incinérer. Attention ! Contenu sous pression. Peut exploser si on le chauffe. Inflammable. Ne pas fumer. Tenir droit. Garder hors de la portée des enfants. N'utiliser que dans un espace bien aéré. En cas d'éclaboussures, rincer immédiatement. Premiers soins : donner de l'air. Bien agiter. Couvrir chaudement. Fragile. Périssable.


Le poète des rues

Il avait l'habitude de se tenir dans les rues les plus passantes et d'écrire ses mauvaisetés à la craie de couleur sur les murs ou sur les trottoirs. Son "poème" terminé, il le signait et s'assoyait à côté, une sébile à la main, pour qu'on le récompense de son effort. Il récoltait ainsi assez d'argent pour survivre. A la fin de la journée, il abandonnait son œuvre, laquelle, vite effacée par le flot des piétons et par la pluie, n'avait existé que quelques heures. Le lendemain, parfois le même jour, il se livrait ailleurs à son art éphémère. Il prétendait être le seul poète du monde à pouvoir vivre de sa poésie.
Au fil des années, il acquit une réputation de provocateur et son action poétique en vint à déranger la bonne conscience de sa ville.
Un jour, devant la lenteur des travaux d'aqueduc à un carrefour, il écrivit :

On y creuse
Ou on n'y creuse pas ?
Fini le temps des mains
dans les poches !

Sous la pression publique qui s'ensuivit, les cantonniers durent se mettre à l'œuvre plus efficacement. Et peu après, il commenta :

Pas d'erreur
Ils incisent le ventre de la rue
Lui grattent les flancs jusqu'à l'os
Tripotent ses boyaux
La ville pleure à leurs pieds
Minée, sapée, trouée
Ils piétinent de rage
Tout mon centre
Je ne suis plus que trous

Comme les travaux s'éternisèrent, il griffonna rageusement sur un mur bien en vue de la rue :

On les appelle les troglophiles
Pour exister
Il leur faut des trous
Pour persister
Il leur faut des sous
Ils saccagent l'aplat des roches
Nous habitons des éclats de pioches
Cavernicoles dans une ville de poches
Dehors les troglophiles !

Devant le mécontentement bientôt général, on s'acharna jour et nuit pour finir le chantier. Le poète eut gain de cause.
Son heure de gloire arriva cependant à propos d'une épave d'automobile qui fut placée sur un terre-plein juste en face du palais de justice, dans le but de décourager l'ivresse au volant et d'inciter les juges à plus de sévérité. Cet amas de ferraille avait été offert par une société d'assurances. Une banderole disait : "Boire ou conduire : il faut choisir". Du jour où le poète s'en mêla, cette épave devint objet de controverses. Il avait simplement écrit sur l'asphalte près des décombres :

"Le plus beau poème du monde"

Tout à coup on se mit à mieux peser l'importance du problème. Si certains approuvaient la violence du symbole, d'autres considéraient qu'il pouvait influencer les juges dans les procès et détourner insidieusement le cours normal de la justice. Toute la presse s'en mêla.
Le poète intervint de nouveau près de l'épave :

Je me suis écrasé
Sur les brisants du monde
Éparpillé en tessons
Sur les rochers
Voici ces débris de moi
Souvenir d'un fracas
Dont vous êtes le reflet

Finalement on décida d'enlever la carcasse. A l'heure prévue pour cette opération, la télévision, alertée, filma le mot de la fin écrit par le poète juste au pied de la grue d'enlèvement :

"Le plus mauvais poème du monde".

Légendes d'un album de photos

Insatisfaction perpétuelle devant le réel et les œuvres correctrices qu'il inspire. Désir de toujours faire mieux la prochaine fois. Rêve inassouvi de créer une forme inédite parfaite qui apporterait du neuf au monde et contribuerait à le changer. Sans cesse l'image du laboratoire qui me travaille : on cherche toute sa vie et jamais on ne trouve. Ce pourquoi sans doute on continue.

Le sculpteur du temps

"On devrait pouvoir vivre, écrivit-il dans son traité inachevé, dans l'énigme d'un seuil, dans le non-lieu troublant d'une frontière, exister en instance, entre deux grains de temps, atopique, achronique, insaisissable, loin des slogans militants, loin des calendriers, des définitions et des systèmes (ces grands fondateurs de temples et forgeurs de dieux), échappant à la surveillance constante du principe d'intelligibilité."