UNE ECRITURE ETINCELANTE


 

par Noël Audet

(Publié in Fisher, Claudine, dir. Gaëtan Brulotte: Une Nouvelle Ecriture. Ouvrage collectif de 17 universitaires de divers pays. Lewiston, NY: Edwin Mellen Press, 1992, 240p. Prix International d'Etudes Francophones 1992.)

 

 

Né en 1945, Gaëtan Bru1otte appartient à cette génération d'écrivains québécois qui sont d'abord passés par l'université avant de se mettre à l'écriture de leur œuvre. Cela n'est pas sans accroître leur conscience des subtilités de la langue et des formes littéraires. Les auteurs de cette génération auront sans doute mis en place chez nous, comme on le constatera un jour, une nouvelle conception du texte littéraire, parce qu'ils connaissent mieux leur matériau et qu'ils jouent avec plus de finesse et de dextérité de leur talent, alors qu'auparavant on s'acharnait à ne reconnaître dans l'écrivain que ses dons "naturels".

Brulotte aura donc été, pour sa part, essayiste et professeur, ce qu'il est toujours, avant de se mesurer à l'écriture de fiction. Je ne m'attarderai, dans les lignes qui suivent, qu'à ses qualités d'écrivain.


 

Le styliste


 

En lisant Gaëtan Brulotte aussi bien la première fois que maintenant, ce qui m'a séduit et me séduit toujours autant, c'est la saisissante clarté du propos, la netteté et la justesse du langage. Je ne veux pourtant pas laisser entendre une simple maîtrise technique de la langue, car il s'agit de tout autre chose qui se passe au-delà de la correction linguistique. Le lecteur a d'abord l'impression de se retrouver devant quelque chose de finement ciselé, un ouvrage taillé à même un matériau extrêmement dur et résistant comme du marbre. Cela vient justement de la pureté de la ligne phrastique et de la précision du langage. Mais le lecteur constate du même coup qu'il se produit de petites secousses dans la phrase, ça bouge entre les mots, comme les reflets qui animent le marbre, et le sens se met à gicler en éclairs. Je vais tenter d'être précis à mon tour pour expliquer ce phénomène.

Prenons par exemple ce petit passage, tiré du "Balayeur", et qui décrit un accident de moto:

 

 

"Mais soudain un long coup d'avertisseur déchire le sourd et industrieux grondement de la rue. Crissement de freins. Grand vacarme de collision. Fracas de verre cassé. Tout se passe avec une célérité brouillonne. Puis rien ne va plus. Tout s'arrête." [1]

 

 

Remarquons d'abord que d'un point de vue réaliste, rien ne manque à la description de ce moment crucial de l'accident: tous les bruits sont évoqués dans l'ordre et claquent de façon brute comme si on assistait à l'événement. C'est déjà un premier niveau qui attire l'attention. On pourrait aussi noter en passant que ce "long coup d'avertisseur" signifie d'abord ce qu'il signifie: un coup de klaxon. Mais à cause du contexte, voilà que le mot le plus simple, celui-là, se met à signifier en même temps autre chose. C'est aussi un long avertissement, inutile, comme tous les avertissements de dernière minute le sont, quand une machine de passion est lancée à fond de train. Je crois donc ainsi lire un peu la motivation qui a conduit l'auteur à choisir le mot "avertisseur" plutôt que le mot "klaxon" qui ne contenait pas en lui cette possible ouverture du sens. Je continue, ou plutôt Gaëtan Brulotte poursuit en écrivant: "déchire le sourd et industrieux grondement de la rue." J'entends l'avertisseur aigu qui se détache sur un bruit de fond sourd. Ça chante déjà à l'oreille, mais je lis aussi autre chose: il a bien écrit "déchire le sourd ... ", et là j'entends, sans trop forcer la note, que ce coup d'avertisseur déchirerait le tympan de l'oreille d'un sourd, tant il annonce, tant il avertit de la tragédie qui s'en vient. Le crissement de freins aussi est un son aigu, le vacarme un son grave, le fracas de verre de nouveau un cliquetis aigu en cascade. Toute cette symphonie se passe avec une "célérité brouillonne". Tiens, voilà un mot curieusement employé, peut-être impropre! En y réfléchissant un peu toutefois je constate que l'auteur a raison une fois de plus: tout cela se passe trop vite, en tout cas les bruits successifs ne sont pas détachés les uns des autres, l'un empiète sur l'autre, l'un perce à travers l'autre. Cela produit l'effet d'un brouillon de bruits, dont la successivité ou l'organisation sont à peine perceptibles. "Célérité brouillonne", voilà bien les mots qu'il fallait employer. L'auteur nous a eus, en nous laissant croire à cette nécessité, là où il était parfaitement libre d'écrire autre chose. Mais c'est ce qu'il voulait dire, et c'est à l'intérieur de l'écriture que se construit la nécessité des mots.

Le plus intéressant de ce passage demeure encore ce "rien ne va plus" qui n'a l'air de rien. Rien ne va plus, parce que tout s'arrête, évidemment, la circulation routière se fige, de même que les badauds. Mais cela ne constitue que la première couche de sens, un niveau quasi parodique de la signification réelle, qui me paraît la suivante: "Rien ne va plus" est en fait emprunté au langage des foires, plus particulièrement au langage du manipulateur de la roue de fortune. Alors, là ça commence à signifier. Faites vos jeux - rien ne va plus! Le dernier membre de phrase annonce que les jeux sont faits, il n'est plus temps de miser, de miser sur la chance pour défier le destin, on n'attend plus que le verdict du hasard. Cette petite phrase empruntée au monde des foires, avec son aspect incantatoire, tombe ici comme le couperet d'une guillotine. "Rien ne va plus", c'est le mauvais augure qui annonce déjà la mort du motocycliste. Avec l'air de s'en amuser, l'auteur a écril là la phrase la plus tragique de cette nouvelle.

 

 

On dira sans doute que j'exagère, que l'auteur n'avait pas vraiment écrit cela, qu'il n'en était pas conscient à tout le moins. Si, il en était conscient, puisqu'un paragraphe plus loin il reprend la même phrase incantatoire, cette fois dans sa pureté originelle, et il en fait un paragraphe: "Rien ne va plus."

 

 

Voilà donc ce que j'entends par l'éclair du sens qui jaillit de mots apparemment lisses et sans importance, de mots qui ressemblent parfois à des clichés. Mais chez Brulotte ce sont des mots polis, qui réfléchissent la lumière, qui finissent par tisser un solide réseau de significations dans l'épaisseur de la page. Gaëtan Brulotte démontre cette maîtrise du mot net, et des effets de sens qu'il produit, à travers l'ensemble de son oeuvre, que ce soit dans les recueils de nouvelles intitulés Le Surveillant et Ce qui nous tient[2] ou dans son roman L'Emprise[3]. Chaque fois, c'est la même surprise de lire ces mots ordinaires dans des phrases simples, bien balancées, sans bavure, mais qui sont cependant d'une redoutable efficacité.

 

 

 

 

L'artisan des formes


 

La maîtrise du matériau linguistique ne suffirait toutefois pas à faire de Brulotte l'écrivain qu'il est. Il y ajoute une remarquable connaissance des aspects techniques du récit et un sens aigu des formes de la narration. Voilà un écrivain qui joue avec aisance des structures, qui en fait chaque fois une sorte de monument équilibré et significatif en lui-même. Chez lui la structuration du texte vient toujours appuyer le mot à mot des phrases, accentuant le premier effet de sens ou le réfléchissant comme en un miroir.

 

 

On remarquera tout de même une certaine évolution dans ce rapport aux formes. Dans l'Emprise et dans le Surveillant, on a plutôt affaire à des formes que l'on pourrait qualifier de classiques. La thématique du roman se déroule en effet le long d'une ligne droite, depuis la curiosité de Block à l'égard de cet être mystérieux qu'est Barnes, jusqu'à la fascination, l'obsession et finalement l'identification du héros à ce qui est devenu son propre double. L'auteur nous fait assister à une lente mais continuelle emprise ou contamination d'une personnalité par l'autre, et l'intérêt de l'intrigue tient entre autres à cette ligne tragique indiquée dès le départ et qui ne variera plus d'un iota.

De la même manière, les nouvelles du Surveillant sont de type classique, si l'on peut parler de classicisme pour ce genre littéraire assez difficile à cerner. La narration est rapide, le propos concentré, les personnages sont peu nombreux, l'action est simple et unifiée autour d'un événement central, et très souvent on assiste au renversement final, c'est-à-dire à une chute qui relance l'opération de lecture des significations dans une direction inattendue. Et tout cela prend place en bon ordre, les structures ont l'air de s'articuler de façon à la fois nécessaire et surprenante dans une grande économie de moyens.

Ainsi, dans la nouvelle "Le Surveillant" qui donne son titre au recueil, dans ce long monologue d'un homme dont la mission absurde consiste à surveiller un mur délabré dans un désert, l'auteur sème peu à peu les indices qui organisent la structure dramatique et permettent la vraisemblance psychologique. Car pour accepter ce métier absurde pendant vingt-cinq ans, il faut une singulière motivation ou quelque chose qui ressemble à l'effritement et à la destruction du moi. On notera donc, dès le début du texte, que le surveillant parle du mur avec une sorte de tendresse, ce qui signale déjà une proximité psychologique en plus de la proximité physique. Puis on lira, au tiers de la nouvelle, cet aveu capital pour l'avancée du texte: "Il fait partie de ma vie maintenant: cette paroi en décrépitude, c'est un peu moi" (13). Voici donc un commencement d'identification entre le mur et l'homme, modulée par "un peu". A partir de là, la décrépitude s'appliquera aussi bien à la paroi qu'à l'homme, mais d'une façon métaphorique seulement, parce que l'échange entre les deux entités n'est pas encore complet: nous n'en sommes qu'au premier élément du programme textual, où s'enclenche la structure fondamentale du drame.

 

 

A la page suivante, le mur emprunte à l'homme ses qualités d'être vivant. Il est animé de mouvements secrets, il s'étire, il s'impatiente, il se durcit "comme un sexe", il va parler, le tout constituant un jalon indispensable dans le processus de permutation des deux entités. Quelques pages plus loin, amorçant le dernier tiers de la nouvelle, une petite phrase écrite sur un pan de la paroi consomme le processus narratif de l'identification: " 'Je ne sers à rien.' " Il reste à savoir qui est ce je: le mur ou le surveillant?"(18) Notre surveillant sera surpris en flagrant délit d'écriture par son chef qui lui annoncera son renvoi prenant effet le lendemain matin. Mais un surveillant de cette "qualité ne peut pas plus être renvoyé qu'un mur, c'est pourquoi la nouvelle se terminera sur une scène où on le voit s'enfouir dans le sable, se fusionner aux fondations, devenir mur lui-même, en laissant pour mémoire quelques "pages coupables noircies d'encre", soit les graffiti de son texte et de son corps.

 

 

Les autres nouvelles du même recueil déploient des structures toutes aussi nettes mais de forme différente chaque fois, et qui viennent renforcer une signification polyvalente.

 

 

Dans Ce qui nous tient, Brulotte travaille sur l'ambiguïté ou la complexité des structures narratives elles-mêmes, en continuité avec ce qu'il avait déjà amorcé dans son premier recueil, mais en y ajoutant une conscience élargie des types de discours et de leurs effets symphoniques. L'auteur en effet combinera des extraits de journal intime, des monologues intérieurs, la forme épistolaire, des messages de toute nature jusqu'à la contravention, la disposition typographique du poème, le dialogue, la liste des choses à faire comme une liste d'épicerie, la prose poétique bref il aura recours à une multitude de discours, il récupérera tout ce qui s'écrit dirait-on, en vue de produire un effet de sens global différent de celui de chacune des parties du texte. C'est que chaque élément s'inscrit dans un ensemble plus grand qui le détermine et dont la signification se transforme au contact de l'ensemble, un peu comme les pièces qui prennent successivement place dans un puzzle. La figure générale prend forme seulement après que l'auteur a posé un certain nombre d'éléments et que ces éléments ont l'espace suffisant pour suggérer la ligne du dessin, la signification de la forme.

 

 

Dans ce même recueil, je crois percevoir un autre jeu formel, qui porte cette fois sur l'identité des personnages et des pronoms, donc sur une structure de narration. L'auteur brouillera sciemment les pistes pour que le lecteur ne puisse pas conclure, ne trouve pas de dénouement simple à ses histoires, ou pour qu'il reprenne la lecture et se pose d'autres questions. C'est ainsi que dans la nouvelle ou le fragment intitulé "Plagiaire"[4], le dénouement surprendra le lecteur en flagrant délit d'incompétence. La nouvelle met en effet en scène deux couples fort opposés , le premier composé de Holly et Clip, qui sont au bord de la désagrégation par lassitude, et le second composé de Picolo, photographe, et Pistache, comédienne, amoureux romantiques qui s'écrivent des lettres passionnées avant de se retrouver sur cette plage brûlante. Les deux histoires sont parallèles. Or survient une femme­-mirage nommée Adriatica, alias You, (comme l'héroïne du film qu'incarne Pistache et qui doit tomber amoureuse de Boop), et dont l'apparition sur la plage va tout bouleverser. Clip en sera secrètement amoureux, mais Picolo également. A partir de là, les héros se confondent et la narration joue de cette confusion, si bien que Picolo aime Pistache à travers You, que Pistache/You aime Boop à travers le gardien de la plage avant de disparaître avec Clip, et que finalement se mêlent inextricablement la fiction du scénario et la réalité.

 

 

Le titre "Plagiaire", "comme on dit bestiaire", désigne bien sûr ces jeux de plage, "effet boomerang de l'image" (141) entre plusieurs protagonistes; le mot viendrait selon l'auteur de "Plagiarius: celui qui débauche et recèle les esclaves d'autrui" (121), ici les sujets du photographe; mais on peut aussi affirmer que le plagiat fondamental consiste à faire glisser des éléments de la vie imaginaire (le scénario de Pistache et les photos de Picolo) dans la vie réelle, de sorte que le dénouement nous prend au dépourvu quand nous n'avons pas suffisamment cru à la réalité de l'imaginaire et à sa puissance organisatrice. C'est de la haute voltige, dont est capable Gaëtan Brulotte, sans renoncer au sens.

 

 

 


[1] Le Surveillant. (Montréal: Editions Quinze, "Prose entière»), 27.

 

 

[2] Publié par les Editions Leméac, en 1988.

 

 

[3] Editions Leméac, poche, 1988; publié à l'origine par les Editions de l'Homme en 1979.

 

 

[4] Ce qui nous tient, 110-143.