Essai critique sur l'oeuvre de Gaëtan Brulotte

LE DOUBLE ET LE JE

 

par Stephen Smith, Central Connecticut State University, USA.

 

(Publié in Fisher, Claudine, dir. Gaëtan Brulotte: Une Nouvelle Ecriture. Ouvrage collectif de 17 universitaires de divers pays. Lewiston, NY: Edwin Mellen Press, 1992, 240p. Prix International d'Etudes Francophones 1992.)

 

 

Parmi les figures les plus marquantes de l'œuvre de Gaëtan Brulotte, celle du double s'avère de toute première importance, et par la fréquence dont l'auteur s'en sert et par l'ouverture qu'elle nous offre sur d'autres thématiques capitales de cet univers de l'imaginaire. Brulotte lui-même, dans ses écrits et ses essais autocritiques, reconnaît à maintes reprises le rôle que tient ce motif dans sa production. Dans L'Emprise, son troisième roman, mais le seul qu'il a choisi jusqu'à présent de faire publier, le thème du double fonctionne comme "thème dominant de ce roman."[1]  

 

 

Un des interludes d'Archibald dans Ce qui nous tient,[2] note que dans la nouvelle "Plagiaire," "les dédoublements des situations et des êtres ... foisonnent avec leur effet de miroir" (83). Même si l'on oublie provisoirement qu'en toute fiction " le point de départ est indubitablement le moi autour duquel s'ordonne le monde" (Complément ms., 94), c'est-à-dire que Mme Bovary ne peut être que le moi de l'auteur, force nous est de constater le grand nombre de doubles transparents de Brulotte qui peuplent sa fiction: "le célèbre romancier Tromb," dont les œuvres portent des titres parodiques de ceux de Brulotte (Ce qui nous tient, 85); Archibald, porte-parole de Brulotte dans Ce qui nous tient ainsi que dans Complément circonstanciel mais aussi Ploc, qui dit d'Archibald: "Nous sommes lui et moi si différents et si proches Ii la fois" (144).

 

 

En effet c'est cela qui fascine chez le double, cette équivalence esquivée, cette essence continue et unie qui néanmoins se manifeste moyennant le multiple, le divers. Block et Barnes dans L'Emprise sont à la fois le héros et son double: Brulotte est ses personnages (mais avec de notables différences), ainsi que tout auteur est son personnage et réciproquement. Cette technique sous-tend de nombreuses œuvres artistiques et littéraires de notre époque, technique dont les origines remontent au moins à Homère et qui atteint son point culminant dans un certain art autoréflexif contemporain: les dessins d'Esher, Le Carnet d'or de Doris Lessing, tout comme, sous bien des aspects, des œuvres de Beckett, de Le Clézio, d'Aquin, à titres d'exemples.

 

 

Dans L'Emprise, le dédoublement se présente surtout par l'optique de Block. Cet auteur commence à s'intéresser à un drôle de type qui fréquente son quartier. Les observations nécessaires à sa création, où cet homme figurera comme personnage principal, passent progressivement d'une fascination à un envoûtement jusqu'à une possession totale. Dans le même temps, Barnes, celui que Block épie, se révèle écrivain lui aussi et il étudie Block pour s'en servir comme personnage de roman. C'est Block qui d'abord s'interpose dans la vie de Barnes pour provoquer des réactions chez "son" personnage et c'est Block qui continuera de mener le jeu. Sans s'en rendre compte, tout en poussant Barnes vers le paroxysme de sa folie, Block s'y enlise lui-même. L'identification s'annonce parfaite. "Block, en se laissant d'abord atteindre puis envahir par cette infection qui a un nom: Barnes, se serait transformé pour lui en éponge: il a pris tout sur lui, il a absorbe tout en lui. Ainsi, du moins, se sent-il. Barnes égale Block. Block égale Barnes." (L'Emprise, 190)

 

 

A la fin du roman et en partie à cause des machinations de Block, Barnes est dépossédé de tout. II doit quitter son appartement après que Block l'ait cambriolé, le vidant absolument. Poursuivi par Block dans le gîte malsain ou il s'est réfugié (chez sa mère et sa sœur), Barnes, suite à un coup de téléphone de Block[3] et à des lettres menaçantes, récidive dans l'exhibitionnisme, crime qui avait déjà entrainé son internement. Il finit par se retrouver dans un asile où on le prive du seul moyen qui lui reste d'entrer en contact avec le monde: sa sexualité. Par une série d'analogies et de symboles étalés explicitement dans le roman, la castration, c'est-à-dire l'ablation des testicules, équivaut symboliquement à raturer la lettre "B" de son nom, car les testicules sont représentées par les deux hémisphères jumelées de la lettre (L'Emprise, 161), sans laquelle l'identité à la fois de Barnes et de Block (et de Brulotte) serait entamée jusqu'à l'obscurcissement. Mais le "B" et donc les testicules symbolisent également le double.[4] La castration littéra1e d'une partie essentielle de l'individu se présente donc aussi comme la perte du double; et dans l'économie de cet univers romanesque, le double s'insinue à un tel point dans la vie de l'autre qu'il y va de sa survie même. "Block est maintenant hanté par ce frère fuyant et ne peut se passer de lui" (L'Emprise, 163). Quand il pense l'avoir perdu pour de bon il réfléchit: "Où est, en effet son double? Comment le retrouver? Tout semble fini" (165). II n'est pas question uniquement de la problématique de la littérature (sans son personnage, que va-t-il devenir, lui, l'auteur?" 162), mais, parallèlement, de la profonde joie éprouvée à "se sentir ainsi captivé par l'autre, capturé par lui, un peu comme celle que connaît le sujet amoureux pris dans les rênes de son objet"(163). Barnes incarcéré et par conséquent absent de la vie de Block, il incombe à ce dernier de combler le vide ainsi créé. La solution qu'il choisit émane de sa constatation préalable: "Barnes égale Block. Block égale Barnes" (190). Il semble tout nature1 que Block remplace Barnes par Block lui-même et que le même sort l'attende. Le voilà alors qui répète les gestes et qui prend les attitudes de Barnes, provoque les mêmes réactions que celles que provoquait Barnes au début du roman. "Tout indique qu'il a pris 1a place de son double et qu'il finira comme lui. L'autre est certes arrivé le premier mais c'était pour mieux lui ouvrir la porte" (207). Et bien que ce fût Barnes qui ait été d'abord évincé de sa propre vie, détruit par le désir qu'éprouvait Block de le posséder totalement, à la longue c'est la vie de Block qui disparait dans le but de ne pas laisser éteindre celle de Barnes.

 

 

Dans tout ceci on voit c1airement illustrée la problématique que Brulotte souligne dans ses écrits critiques, "celle du je de l'écriture, c'est-à-dire celle, incontournable et fondamentale de l'identité, jeu constant de l'un et du multiple. Ce problème est, nous le savons, plus que jamais au cœur de 1a littérature moderne. Et i1 préoccupe d'ailleurs beaucoup notre Archibald dans ses écrits. En littérature, le mythe de Narcisse a remplace le mythe de Sisyphe, lié qu'il est à d'autres inquiétudes de notre fin de siècle" (Complément, ms., 25). Dans son œuvre entière Brulotte démontre, comme dans le cas de Barnes et de Block, la terrible précarité, la vulnérabilité constante du sujet. A l'instar de Barnes, nombreux sont les personnages chassés de leur logement, symbole universel, selon Jung, du soi. Dans trois des nouvelles de Ce qui nous tient cette thématique sert de base. "Les Messagers de l'ascenseur" comporte le cahier personnel de M. Portali, homme de science, et qu'on retrouve dans l'appartement qu'il a dû abandonner (16), effaré qu'il était par l'évidence d'une réalité double d'une fête qui a lieu une nuit durant dans un appartement s'avérant être totalement vide. Ecrivain par le fait qu'il tient un journal et marqué d'une nervosité excessive, Portali termine son récit de ces étranges événements en avouant: "Je ... me précipite chez moi dans mon refuge, dans mon cahier" (27), refuge évidemment illusoire car i1 s'en enfuira, abandonnant le cahier tout comme l'appartement. Dans "Le Bail," par contre, la menace qui pèse sur Rip n'est pas d'ordre métaphysique, mais provient plutôt de Manda, sa voisine de palier, qui convoite son appartement afin d'agrandir le sien. Pour arriver à ses fins, Manda accuse Rip de viol, le fait arrêter, puis, sûre qu'elle aura gain de cause, fait percer un trou dans le mur mitoyen pour y façonner une porte. A la fin de l'histoire, elle s'est déjà installée dans ledit appartement.

 

 

"La Fin des travaux" s'articule autour du couple Virgi1e et Zaïde qui après une vie d'économies et de patient labeur pour s'établir dans leur maison de rêve à la campagne, se voient réduits à tout vendre, jusqu'à la petite caravane dans laquelle ils avaient vécu pendant les gros travaux, et à retourner vivre en ville dans un appartement loué. Que ce soit des fantômes, une voisine avide, ou des avatars financiers et physiques joints à la mauvaise volonté d'un voisin qui en est la cause, voilà trois cas où une expulsion de chez soi, et symboliquement la destruction de l'individu, forment la trame essentielle du conte.

 

 

Dans ce même recueil, "Plagiaire" commence par la nécessité où se trouve Piccolo de quitter son appartement inonde par une fuite d'eau, le rendant inhabitable et dangereux. Le thème de l'expulsion revient dans "L'Infirmière auxiliaire", où l'expulsé est un pauvre vieillard logé à l'Hôtel-Dieu. Puisqu'il rêve de partir et "passer sa vieillesse dans une famille ou avec une personne âgée" (Ce qui nous tient, 41) et surtout parce qu'il refuse de jouer le jeu rigidement bureaucratique de l'hôpital, on décide de le consigner à l'aile des chroniques, autrement dit de lui "prendre sa vie ni plus ni moins" (42).

 

 

"Le Renvoi de Hoper" met en scène un homme impliqué dans la même sorte de réalité double et menaçante que celle qui a aliéné Portali. Accusé d'actes coupables qui ne correspondent nullement aux actes tels qu'il croit les avoir vécus, il se voit renvoyé de son emploi, "le sens de son travail et de son existence" (73) ainsi nié. Semblablement "Les Cadenas" (dans le recueil Le Surveillant) raconte l'histoire kafkaïenne d'un homme congédié du travail qui était sa seule raison d'être. Bref, ces deux principales extensions du "je" que sont le logement et l'emploi ne représentent que d'éphémères illusions de sécurité contre la dissolution.

 

 

Les relations humaines n'offrent guère plus de refuge. Les liens entre parents et enfants sont dans les meilleurs des cas une prison; dans les pires, un piège mortel. Par deux fois nous voyons un père qui en terre secrètement sa progéniture. Dans "Atelier de création", c'est "le fœtus dont la petite amie avait volontairement provoque l'avortement en respirant de la peinture" (Ce qui nous tient, 87); dans "Candy Store" il est question du cadavre d'un nouveau-né étranglé par la mère avant même la première respiration. Horrible mégère, Holly, dans "Plagiaire," n'a de rapports avec ses enfants que ceux d'une acariâtre émasculatrice, tandis que leur père, Clip, fait l'absent et le désintéressé même lorsqu'il cède aux instances de Holly pour s'occuper d'eux. La sœur de Barnes, folle et méchante, convainc leur mère, également aliénée, de déshériter Barnes, qui suite à des agissements particulièrement désagréables de la part de sa sœur, ajoutes aux machinations de Block, se sent banni de la maison maternelle et s'achemine vers l'asile.

 

 

A deux reprises Brulotte esquisse aussi le cas d'un fils adulte qui cache de sa vieille mère un secret dont il a du remords: secret frivole chez Rip ("Le Bail") qui n'avoue jamais à sa mère qu'il "dilapidait son surplus d'énergie dans les autos tamponneuses à la foire, loisir honteux pour un homme sérieux comme lui" (Ce qui nous tient, 75-76); secret lourd de signification et de conséquences chez Yves-Marie, narrateur dans "Candy Store". Ayant quitté ses études à l'âge de dix-sept ans pour venir vivre auprès de sa mère veuve, il passe vingt-cinq ans à lui présenter sa vie avec elle comme "une vie calme docile, rangée, vie de surface ou ... régnaient" ses valeurs à elle, tout en lui masquant son "autre vie ... ou régnait dans son univers interlope" son second soi, "celui de la vie intérieure intense, celui des passions secrètes, des unions conjugales, souterraines et mouvementées" (Ce qui nous tient, 41). De fait il est marié depuis treize ans, passant chaque soirée avec sa femme, à l'insu de sa mère avec qui il habite jusqu'à ce qu'elle meure.

 

 

Effet paradoxal en apparence seulement, la mort de la mère amène la rupture du mariage, car ce n'était que la transgression contre la mère qui donnait à cette vie double son sens. Veillant la morte, Yves-Marie avoue: "Mireille est liée à toi et toi n'étant plus, il n'y a plus qu'une seule issue ... je peux te faire une promesse solennelle, même si tu ne peux plus l'entendre, ça n'a aucune importance, je te promets au moins une chose, maman, c'est de demander le divorce dès que possible, peut-être alors me pardonneras-tu" (Ce qui nous tient, 35).

 

 

La nouvelle "En Voiture" expose, elle aussi, une vue sur les rapports mère/fils où le fils a vécu seul en compagnie de la mère presque toute sa vie. Au début de la maladie de sa mère, toutes les semaines, Val lui rend visite à l'hôpital, lequel est situé très loin de chez eux; puis il espace ses voyages aux quinze jours, puis aux mois, tellement il trouve insupportable le spectacle de cet être souffrant. Pour compenser il lui écrit souvent. La veille même des événements de la nouvelle, il lui avait enregistré une lettre sur bande magnétique. Alors il reçut un coup de téléphone: sa mère, vraisemblablement agonisante, réclame sa présence de toute urgence. En se dirigeant vers la gare, il voit un tournesol insolite qu'il va cueillir pour l'offrir à sa mère qui adore ces fleurs: "Plus j'avançais, plus je croyais voir, dans sa face ronde au centre des larges pétales, le visage de ma propre mère" (Le Surveillant, 116).

 

 

Volte-face imprévu: au moment où entre en gare le train qui devait l'amener au chevet de sa mère, Val offre le tournesol à une jeune femme dont il vient de faire la connaissance, puis saute dans son train à elle, en partance pour une destination contraire, en laissant tomber de son sac la cassette vouée à sa mère.

 

 

Ainsi en est-il toujours dans l'univers de ces êtres solitaires que sont les personnages de Brulotte. Les liens durables, familiaux ou autres, sont ressentis comme autant d'entraves, de menaces à ces personnalités fragiles, à ces sujets dont le sens du soi risque à tout moment de s'effriter. Ni logement, ni emploi, ni famille ne suffisent à étayer les parois faibles qui séparent l'être de son propre anéantissement. Il n'y a que la passion amoureuse, fulgurante dans son intensité, qui leur promet un épanchement, une réalisation de leurs possibilités profondes, quitte à subir l'inévitable rupture subséquente. La passion ou encore le dédoublement.

 

 

Mais c'est, effectivement, l'instabilité de l'individu qui peut provoquer une plus grande créativité. Pistache, lui écrit Picolo, est analogue à la mer en ce qu'elle fait partie de l'instabilité générale: "Car la mer n'est jamais la mer, tant elle propose chaque jour des mers qui ne se ressemblent guère, avec leurs humeurs et leurs inégalités de reflets, de couleurs, de mouvements, d'énergie, de densité de volumes, comme toi mon intermittente chérie" (Ce qui nous tient, 112). C'est ce talent pour le changement qui permet à Pistache d'être actrice, car elle sait vivre dans la peau des personnages qu'elle incarne, jusqu'à devenir réellement autre. Par conséquent, ses relations amoureuses ne font pas long feu et Picolo constate avec tristesse que sa Pistache aimée est devenue You, la femme de son dernier film et qui, sans tarder, abandonne son premier amour.

 

 

Le cas le plus extrême de l'inconsistance du sujet est celui d'Arriva dans le récit du même nom. Volatile, fugace, insaisissable, et par là envoûtante pour qui voudrait la posséder, elle passe de personnalité en personnalité. Le narrateur-amant observe: "J'aimais une femme influençable, fluctuante, jamais arrêtée en elle-même, toujours extérieure à elle, femme pétrie d'échos, composée d'autres personnes" (Ce qui nous tient, 47), qui se confond avec toute source d'influence du moment, que ce soit film, livre, musique, amie ... La rencontre de Yola sert de point pivot, car Arriva "progresse dans la dissolution du je, Arriva au sommet de la perte de soi... pousse même l'imitation jusqu'à copier la double vie compliquée de Yola" (48), impose au narrateur un adultère avec "un vieux singe boulanger," celui-là cherchant à s'échapper de cette situation intenable en avalant du poison.

 

 

Un très fort sens de soi, d'une raison d'être ne garantit en rien contre les agressions extérieures. Le narrateur éponyme du conte "Le Surveillant" sait exactement ce qu'il faut faire: surveiller et défendre son mur. Interpellé par son frère Pim qui lui apporte "un cadeau de la famille et aussi de quoi manger" (Le Surveillant, 16), il le fusille. C'est un assassinat, si l'on veut, du double (le côté plus libre, plus généreux, moins rigide), préfigurant l'assassinat du soi qui marque la fin de l'histoire. Renvoyé lui aussi de son emploi--sa faute est d'avoir commencé à rédiger le texte que nous lisons; le "surveillant" sert donc à nouveau d'un double de Brulotte--il s'identifie avec le mur qu'il garde à tel point qu'il refuse de s'en éloigner. " 'Il reste à savoir, écrit-il, qui est ce je: le mur ou le surveillant?' Il s'ensevelit ensuite dans le sable au pied du mur. Ils croiront que je suis parti et me laisseront en paix avec mon mur, avec moi-même .... Ce sera tout noir. Je n'en demande pas plus. Etre soi-même la nuit où il n'y a plus de mots" (22). Cet enterrement, rapproché aux enterrements des enfants rejetés par la mère, cette identification avec des images de la mort (le mur, la nuit), les multiples suicides (le surveillant, l'amant d'Arriva, Clip), les diverses destructions du double et du soi, tout relève d'une seule thématique fondamentale, reconnue comme telle par Brulotte et qui serait à la base de toute son oeuvre. "En littérature, exprime-t-il, "le mythe de Narcisse a remplacé le mythe de Sisyphe" (Complément, ms., 25).

 

 

On pourrait gloser longuement sur ce mythe et ses rapports avec les écrits de Brulotte: le "je" menacé et maudit par le destin (ou par les déesses); le court-circuit dans le discours amoureux; le refuge contre la terreur, moyennant l'intériorisation (Barnes, par exemple, passe une nuit "à s'enfermer dans ses propres bras de peur de se perdre)" (L'Emprise, 192); une certaine mort nécessaire au sujet trop introspectif et à ses doubles afin de donner naissance à la fleur de la créativité.

 

 

La créativité ne naît jamais sans rançon, et les œuvres de Brulotte offrent maintes expressions de cette vérité primordiale. Et la rançon peut prendre la forme précisément de ces expulsions, ces atteintes au sujet qui traumatisent si souvent les personnages brulottiens. Dans le cas de Philibert, c'est une auto-expulsion qui l'empêche de "devenir désespérément normal"; il part donc "pour chercher une solution à son existence et à lui-même" ("Le Rêve de tomates," Ce qui nous tient, 97). Il lui est indispensable de "sortir du moi" afin de se retirer dans "l'indubitable moi" (99); la rencontre avec Pamela, sa subséquente humiliation et les coups assenés par son mari le laissent capable de se sentir un autre homme, transformé, capable aussi "de bousculer toutes les conventions pour aller plus loin, au bout de moi-même et des possibles" (l08). Provient de cela la décision d'embrasser le changement, l'instabilité, le caprice sexuel afin de conserver ce merveilleux rêve de Pamela parmi les tomates. Dans L'Emprise, c'est la destruction du double, sa possession globale, qui permet que le livre s'écrive; ici c'est la désagrégation du moi qui donne au sujet son essor. Le "je" éprouve un vertige face à l'abîme du plein potentiel du soi, nécessitant parfois des puissances extérieures pour provoquer le mouvement décisif:

 

 

 


On a le vertige

 

 

VENEZ AU BORD

 

 

Ils y vinrent

 

 

Il les poussa

 

 

Ils s'envolèrent ("Atelier de la création," 91)

 

 

 


Tous ces renvoyés, ces expulsés, ainsi que ces personnages mal définis qui empruntent l'être d'un double (Block, Pistache, Arriva, la locataire qui a repris la personnalité et les devoirs de la défunte Violetta, confidente de la concierge Benta (dans "Figurez-vous," Le Surveillant, 69-82) peuvent donc être interprétés comme autant de manifestations du faisceau de possibles qui autorisent, voire suscitent l'épanouissement total de l'individu.

 

 

En fin de compte ce qui frappe dans les œuvres de Brulotte c'est que les textes sont toujours, et sans exception, jouissances. Pourtant ces histoires de marginaux et de démunis frôlent constamment le tragique. Qu'elles parviennent à l'éviter est fonction surtout de l'ironie brulottienne, distance soigneusement calculée qu'il interpose entre ses personnages, dans le choix du vocabulaire et des allusions littéraires. Brillamment intellectuel, le style de Brulotte, par ses qualités ludiques, souligne peut-être la meilleure défense contre l'angoisse que pourraient engendrer ses réflexions sur la difficulté, sinon l'impossibilité d'être, d'exister, simplement, en tant qu'individu autonome dans ce monde. Face aux innombrables forces de dissolution, l'auteur offre un salut ultime. Ce n'est pas par hasard que l'épigraphe à la toute première nouvelle du Surveillant soit de Paroi d'Eugène Guillevic et qui se termine comme suit:

 

 

 


Pourquoi ne pas jouer

 

 

Ou de tenter de jouer

 

 

Même avec la paroi

 

 

Quand jouer c'est guérir

 

 

Aussi peu que ce soit. (Le Surveillant, 11)

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] Complément circonstanciel: essai de parafiction, ms., 73. 11 s'agit d'écrits essentiellement autocritiques et autobiographiques que Brulotte hésite à faire publier, mais qu'il a eu l'amabilité de me transmettre sous forme manuscrite.

[2] Montréal: Leméac, 1988.

[3] Au cours de cet appel (L'Emprise, 170-78), Brulotte rend hommage à Le Clézio, auteur qu'il admire, en se servant d'une idée fondamentale du conte "Le Jour où Beaumont fit connaissance avec sa douleur" et en signalant l'emprunt par le choix du faux nom de Block pendant 1'épisode, à savoir "Beaumier".

[4] Cpmplément, ms., 73: "Le B, étant la deuxième lettre de l'alphabet, touche également au thème du double, thème dominant dans ce roman."